J’ai
rencontré Jean-Pierre Soisson - que nous avions pris l’habitude d’appeler familièrement
« JPS » - par le plus grand
des hasards dans les premiers mois de 1991. Il était alors ministre du travail,
de l’emploi et de la formation professionnelle dans le gouvernement de Michel
Rocard. Pour ma part, je quittai la Cour de justice de ce qui était alors encore
les « Communautés européennes » où j’avais exercé pendant quatre ans
les fonctions de « référendaire », c’est-à-dire de collaborateur du
juge français. Mon intention était de rester encore quelque temps en dehors de
mon corps d’origine, le Conseil d'Etat, et de poursuivre quelques années une
carrière européenne à la Commission des Communautés européennes. Je pris
rendez-vous avec le vice-président du Conseil d'Etat, alors Marceau Long, qui
ne me laissa pas le temps de me lancer dans les explications que j’avais
soigneusement préparées et me dit : « vous me voyez bien
ennuyé : je cherche un directeur de cabinet pour le ministre du
travail… ». Il m’envoya illico presto chez le secrétaire général du
gouvernement, Renaud Denoix de Saint Marc, et le lendemain je dînai à Auxerre
avec le ministre d’une côte de bœuf arrosée d’Irancy. A la fin du repas,
« JPS » me dit : « je vous prends » et ainsi commença
ma collaboration avec lui qui devait se poursuivre encore quelques mois après
sa tumultueuse élection à la présidence de la région de Bourgogne le 27 mars
1992.
La première présidence région de Bourgogne
Faisons
de suite un sort à ce dernier évènement qui avait déchaîné la chronique et m’avait
valu dans les heures qui ont suivi une salve de coups de fils outrés,
scandalisés, de différents membres du gouvernement et de la classe politique :
« JPS » a été élu avec des voix du Front national de l’époque, pour
la simple raison que tant cette formation politique que certains élus de droite
ne voulaient à aucun prix comme président de la région, pour des raisons dans
le détail desquelles je ne suis jamais entré, de Dominique Perben, maire de Chalon-sur-Saône
et futur ministre. Les voix ont été soigneusement réparties et
« JPS » s’est retrouvé président de la région. Il n’avait mené aucune
négociation en ce sens. Sa présidence a été plutôt consensuelle une fois les
hauts cris apaisés et elle a été sans compromission aucune. De manière très
générale, tant la population bourguignonne que les milieux économiques ou les
journaux ont vu l’arrivée aux commandes de Soisson d’un bon œil. Il en est allé notamment ainsi du puissant
« Bien public » et de son journaliste François Sauvadet, futur
président du conseil général de la Côte d’Or. Tout de suite après son élection,
« JPS » a cherché l’appui de ceux qui comptaient et l’a obtenu. C’est
ainsi qu’il s’est en priorité et immédiatement rendu chez Robert Poujade, le
tout puissant maire de Dijon, pour se faire, en quelque sorte, adouber, ce que
l’intéressé a fait bien volontiers. C’est aussi son fils, Bernard Poujade, qui
a été l’avocat de « JPS » pour défendre sa réélection à la présidence
en 1998, qui a été validée par le Conseil d'Etat.
Mais,
surtout, confirmons ce qui a parfois été présenté comme une légende : le Président
Mitterrand a bien dit à Jean-Pierre Soisson : « quand on a la
Bourgogne, on la garde ! ». Nous étions réunis autour de lui à
Auxerre, aussi hésitants que lui sur la conduite à tenir. Il a appelé le
Président de la République pour lui demander son avis et celui-ci s’est borné à
cette réponse aussi lapidaire que définitive. Bien évidemment « JPS »
n’a pas manqué de s’en prévaloir par la suite pour faire pièce aux multiples
critiques qui fusaient de toutes parts : le Président n’avait fait - bien
volontairement - aucune réserve quant à la confidentialité de la conversation…
Cette
complicité politique matinée d’affection réciproque remonte à l’amitié qui
s’était nouée entre le père de « JPS » et François Mitterrand. Le
père de Soisson était commerçant à Auxerre et membre de la CODER[1] à
laquelle siégeait aussi François Mitterrand à la suite de son parachutage et de
son élection dans la Nièvre. Soisson père votait à la place de Mitterrand
souvent absent… François Mitterrand avait connu « JPS » adolescent.
Ainsi s’explique le lien privilégié qu’il entretenait avec le Président de la
République et qui lui donnait accès à un personnage qui gérait les dits accès avec
autant de soin que de parcimonie.
Jean-Pierre
Soisson et moi avons perdu nos pères à quelques mois de distance. Lorsque
Soisson père était bien malade, le Président Mitterrand qui devait se déplacer
dans la région lui avait demandé comment il allait et lui avait dit qu’il
projetait de lui rendre visite. Jean-Pierre lui dit qu’il allait très mal et
que le voir ne serait peut-être pas une bonne idée. « Bon dit
Mitterrand ; alors je ne passerai pas par Auxerre ». Cela donne une
idée du fonctionnement presque médiéval de notre ancien Président de la
République.
Jean-Pierre
Soisson a donc « gardé la Bourgogne » qu’il aimait passionnément.
Cela explique que la prise en mains de la région ait été aussi rondement menée
qu’efficace. Il connaissait la région, la sentait, vivait son ambiance et son
atmosphère comme son histoire. Il aimait le vignoble dont il était un expert. Il
en allait ainsi également du Morvan qu’il aimait, connaissait par cœur et
sillonnait régulièrement. Il s’était aussi bien entendu avec son adversaire de
premier rang : Eugène Teisseire, maire d’Alluy, petite commune située à la
sortie de Châtillon en Bazois quand on va vers Nevers, qu’avec son alliée au
conseil régional, Simone Rignault, maire de Saint-Honoré les Bains, grande
défenderesse du patrimoine, qui devait réaliser la « percée » en
emportant le premier siège de député RPR en terres mitterrandiennes aux
élections de 1993.
Je
n’ai eu pour ma part aucune hésitation à la suivre quelque temps à Dijon et à
l’aider à s’installer dans ses fonctions de président du conseil régional.
Autour de lui nous pouvions vraiment nous compter sur les doigts d’une main… J’ai
le souvenir d’avoir débarqué un dimanche après son élection en compagnie de
Xavier Castaing, son chef de cabinet au ministère de la fonction publique, pour
prendre possession des lieux. Nous nous sommes fait ouvrir les bureaux par le
directeur de la région, fort réticent à ce faire et qui, comme beaucoup,
pensait que ce n’était là qu’un intermède de quelques jours, que les pressions
seraient trop fortes, que Soisson ne tiendrait pas longtemps et qu’il serait
finalement contraint de démissionner. En vérité je n’ai pas été loin d’avoir le
même sentiment lors des premières sessions du conseil régional où l’atmosphère
était si tendue et la salle si envahie d’opposants que Xavier et moi changèrent
de place et vinrent nous asseoir de part et d’autre de son siège de président
pour en quelque sorte le conforter physiquement.
Le
torrent des invectives passé, la vie reprit son cours normal et comme, à la
suite du traité de Maastricht, les enjeux européens étaient appelés à se
développer et que « JPS » entendait bien en faire profiter la région,
je fus chargé d’une mission d’assistance technique qui faisait de moi le
conseiller Europe du président.
L’élection
à la présidence de la région a entraîné la démission de Jean-Pierre Soisson du
gouvernement dans lequel il tenait le poste de ministre de la fonction publique
et de la modernisation de l’administration, titre sur lequel je reviendrai plus
bas.
Un homme
de gouvernement
Mais
auparavant Jean-Pierre Soisson avait été déjà six fois ministre ! Il était
ministre du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle lorsque je
devins son directeur de cabinet, succédant à Michel de Virville nommé
conseiller-maître à la Cour des comptes. C’était la fin du gouvernement
Rocard : le Président de la République devait mettre fin à ses fonctions –
puisque telle est bien la pratique, fort différente de la lettre de la
Constitution – le 15 mai 1991. Je conserve une copie de la lettre adressée à
Michel Rocard par le Président et que m’avait passée « JPS ». On y
lit notamment : « Commence aujourd’hui une nouvelle étape de notre
vie publique, j’ai la conviction qu’elle vous offrira d’autres occasions de
servir la France » … Fermez le ban…
Les
quelques semaines passées avec Jean-Pierre Soisson au ministère du travail, rue
de Grenelle, avaient révélé déjà une bonne partie des traits du personnage. Ce
qui sautait aux yeux était son hypersensibilité politique encore aiguisée par
une déjà longue expérience sous différents Présidents et différents Premiers
ministre : « JPS » sentait extraordinairement le vent ! Apparaissait
aussi une grande maîtrise technique dans à peu près tous les domaines des
politiques publiques. Ainsi avait-il co-écrit un ouvrage sur la formation
professionnelle, domaine ardu s’il en est. Rue de Grenelle, depuis trois ans,
il avait mis en pratique son attachement viscéral à la politique
contractuelle : il était un homme de la négociation, du compromis, de
l’accord, très proche, comme je m’en suis rendu compte plus tard dans mes
fonctions européennes, des conceptions des pays du Nord[2].
Il connaissait les partenaires sociaux, les employeurs comme les salariés, leurs
hommes et leurs femmes, leurs convictions, leurs doctrines qu’il avait étudiées
et leurs attachements, leurs rivalités, leurs limites à ne pas franchir. Il est
incontestable qu’il a été un bon et même un grand ministre du travail et je
regrette de ne pas avoir pu profiter plus longtemps de son expérience dans ce
domaine qui était exceptionnelle.
Après
que le Premier ministre eut remis sa démission, s’ouvrit une période
d’incertitude à la suite de la nomination d’Edith Cresson. C’est à la
télévision que « JPS » apprit, en même temps que ses collaborateurs
qui étaient autour de lui, qu’il était nommé à la fonction publique mais avec
le titre de ministre d’Etat[3],
succédant ainsi à Michel Durafour.
A
vrai dire, il en fut, sur le coup, assez mécontent pour deux raisons. La
première était qu’il avait été heureux dans ses fonctions de ministre du
travail qu’il plaçait d’ailleurs au-dessus de celles de ministre de la fonction
publique ; la seconde tenait au sort fait à Michel Durafour et qu’il
s’était mis en tête qu’il serait également le sien : être viré au prochain
remaniement après avoir reçu l’hommage d’être nommé ministre d’Etat…[4]
Renommé directeur de son cabinet, j’eus à faire face à un ministre boudeur. Il
traina pour valider la composition de son cabinet : ma liste établie en
quelques jours fut une des dernières à être publiée au Journal officiel. Ensuite
il me fit devenir chèvre car son titre ne lui plaisait pas : il était
ministre de la fonction publique « et de la modernisation
administrative » et voulait absolument s’intituler ministre de la fonction
publique « et de la modernisation de l’administration ». Il est vrai
qu’il y a une nuance… Je dus donc aller négocier cela auprès du secrétaire
général du gouvernement que je connaissais bien et qui, après m’avoir dit
clairement que mon ministre l’emm…, accepta avec bienveillance de le rebaptiser
selon ses vœux[5].
Mais
surtout il se fit beaucoup prier pour tout simplement venir à son ministère
pourtant joliment installé dans le très bel hôtel de Clermont, juste à côté de
l’hôtel Matignon[6].
Que faire d’un ministre en quelque sorte gréviste ? Telle fut la question
à résoudre. Avec notre équipe, sympathique et très soudée, nous établîmes un
programme destiné à lui montrer qu’il y avait des choses à faire à la fonction
publique, qu’il avait pour cela toutes les qualités et que ce ministère
pouvait, s’il s’y prenait bien, lui donner une véritable visibilité politique
ce qui était pour lui une préoccupation cardinale. Il se laissa finalement
convaincre et tant mieux car il a été un grand ministre de la fonction
publique, très apprécié des agents publics et qui a fait bouger les lignes.
Sans
du tout entreprendre un bilan, rappelons simplement ceci : un accord
salarial de la fonction publique atypique qui pour la première fois dépassait
le cadre annuel puisqu’il valait pour un an et demie ; la « charte
des services publics » destinée à assurer un meilleur service aux usagers
- qui ne s’étaient pas encore sottement transformés en « clients » -
et à partir de laquelle, par exemple, on a commencé à expliquer aux gens
pourquoi leur métro s’était arrêté et pour combien de temps… ; la
poursuite du « renouveau du service public », politique d’ensemble
initiée avant et conduite de main de maître par le directeur général de
l’administration et de la fonction publique de l’époque, Bernard Pêcheur ;
un dialogue réel, sincère et fructueux avec les différentes centrales
syndicales.
J’ai
été de ce point de vue frappé de la maestria dont faisait preuve le ministre et
du plaisir qu’il prenait à discuter, négocier, parfois tard dans la nuit, avec
le secrétaire général de tel ou tel syndicat et de la mémoire précise qu’il
avait de ce qui s’était dit. J’ai ainsi le souvenir de dîners avec le
secrétaire général de FO, Marc Blondel, où les choses sérieuses commençaient au
dessert à, l’allumage du cigare qu’ils affectionnaient l’un et l’autre, à une
heure où le malheureux directeur de cabinet que j’étais, tombait de sommeil devant
deux crocodiles en pleine forme.
Mais
l’évènement sensationnel aura été le transfert de l’ENA à Strasbourg. C’est, en
effet, sous son ministère qu’a eu lieu le changement de résidence de cette
célèbre institution de la République. A vrai dire, le ministre n’en est pas à
l’origine mais il en a brillamment assumé les conséquences politiques et a
rondement mené l’opération avec l’une de ses formules dont il avait le
secret : « le choix de sortir l’ENA de Paris répond à l’impératif de
décentralisation. Celui de l’implanter à Strasbourg répond à l’impératif
européen ».
La
décision doit, en effet, être replacée dans son contexte qui est celui de la
descente aux enfers d’Edith Cresson dans les sondages, qui a commencé presque
immédiatement à la suite de son discours de politique générale. La seule
politique porteuse dans l’opinion était celle de la
« délocalisation » des administrations publiques vers la province. Le
Premier ministre choisit de faire de l’ENA un symbole et de la mettre en tête
de liste des établissements à déménager vers la province, ce qui a eu un
incontestable succès. Le ministre, pour sa part, dit qu’il avait choisi
Strasbourg, ville de l’Europe, siège du Parlement européen et il est vrai que
les élus locaux ont très habilement pris la balle au bond. Tout a été mené en
quelques mois et l’opération que certains, dans l’entourage même du Premier
ministre, voyaient comme un moyen de tuer l’ENA en ont été pour leurs
frais : l’ENA s’en est très bien portée et poursuit avec succès à
Strasbourg sa mission de former les hauts cadres de l’Etat.
C’est
donc un bilan assez riche que celui de cette petite année rue de Varennes. Jean-Pierre
Soisson a été aimé des fonctionnaires car il les a aimés, car il a aimé le
service public et, tout simplement, l’Etat. Ses quelques mois aux affaires ont
incontestablement été une réussite et je sais qu’il a été heureux dans ces
belles fonctions.
Toute
cette période a été ponctuée des inévitables allers-retours à Auxerre où il
allait autant se reposer, se ressourcer que sentir le terrain. A son retour,
comme il me savait morvandiau, nous parlions de Château-Chinon, de Quarré-les-Tombes
ou de l’église de Jailly à côté de Saint Saulge…
Un ministre écrivain
Enfin,
je voudrais mentionner un dernier trait de la personnalité de Jean-Pierre
Soisson qui en fait un homme à part et contribue à en faire une personne
attachante : l’écrivain. Ce fort en thème, bon élève, brillant étudiant à
Science-Po, a toujours eu la tentation, la maladie, de l’écriture. Il a écrit,
au cours d’une quinzaine d’ouvrages, sur sa vie politique - ainsi de ses
« Mémoires d’ouverture » - sur ses fonctions et sur l’histoire pour
laquelle il avait une véritable passion. A cet égard je me bornerai à un trait
qui fait de ses ouvrages historiques largement consacrés à la Bourgogne des
livres à part : le sens politique, et donc celui des rapports de force,
fait de son Charles le Téméraire, de son Charles Quint[7] et
de ses autres ouvrages historiques des récits vivants, charnels, actuels même,
car il analyse et expose les faits en homme politique qui se met naturellement
à la place des personnages car il en comprend les ressorts intimes[8].
*
C’est
un grand bourguignon qui vient de disparaître. « JPS » a mené une vie
politique à mes yeux en quelque sorte idéale. Il a travaillé avec de grands
personnages : le Président Giscard d’Estaing et le Président Mitterrand ;
sous des Premiers ministres très différents les uns des autres, en particulier
Raymond Barre et Michel Rocard ; à des postes variés : du secrétariat
d’Etat aux universités au ministère de l’agriculture ; en menant une
carrière à la fois locale et nationale. Le tout - ce qui vaut d’être noté -
sans « affaires », sans « casseroles » car il n’était pas
un homme d’argent. Je l’ai accompagné peu de temps mais ces quelques mois à ses
côtés non seulement restent pour moi un grand souvenir mais ont été
déterminants dans la suite de ma carrière.
Jean-Claude
BONICHOT