Kenneth White, le rôdeur des
confins
par Jean-Marc Balet samedi 6 juillet 2019
Introduction :
table d'orientation
En 1965,
l'ethnologue et préhistorien, ancien directeur du musée de l'Homme, André
Leroi-Gourhan (1911-1986), qui travailla pendant 10 ans (1956-1966) dans les
grottes paléolithiques d'Arcy-sur-Cure, dans l'Yonne, écrivait dans le second
tome de son livre majeur, "Le geste et la parole", que "le fait
humain par excellence", c'était peut-être moins la fabrication de l'outil
"que la domestication du temps et de l'espace", au point,
poursuivait-il, que "l'individu qui prétend retrouver son équilibre
spirituel n'a […] d'autre issue que vers le monastère et, au-delà, vers les
cavernes et le désert." L'homme dont je vais parler aujourd'hui,
l'écrivain écossais Kenneth White, est l'un d'eux : dans notre civilisation
techno-économique, il a cherché à retrouver un équilibre en prenant ses
distances.
Kenneth White
est né en 1936, à Glasgow, dans un milieu modeste. De son père, il nous dit
qu'il était signaleur aux chemins de fer, "souvent en service de
nuit". Il a gardé de lui l'image "d'un lecteur silencieux de la nuit".
Les informations sur sa mère sont encore plus rares ; toutefois, dans le
premier chapitre de "La carte de Guido", on lit cette phrase:
"Ma mère avait une tendance suicidaire prononcée, qu'elle ne put jamais
satisfaire par manque de moyens techniques adéquats."
Dans
l'œuvre de Kenneth White, le Morvan est mentionné explicitement à deux
reprises. Dans "La Maison des Marées" (Albin Michel 2005), où
l'auteur montre comment il essaie d'habiter un lieu, sa maison de Trébeurden,
dans la baie de Lannion, en Bretagne, on trouve une première allusion au Morvan
:
Un autre
m'écrit d'un monastère du Morvan. Il sait que je ne suis pas chrétien et que je
me soucie peu de théologie. Mais il veut que je sache qu'en tant que chrétien
qui a bien étudié la théologie il lit mes textes - ainsi que font, dit-il,
beaucoup de moines […]. Il va faire des retraites dans des monastères,
principalement dans le Morvan, parce qu'ils lui offrent un espace qu'il ne
trouve nulle part ailleurs dans la société.
La
seconde mention du Morvan se trouve dans un livre écrit une quarantaine
d'années avant "La Maison des Marées". En 1961, White et son épouse
Marie-Claude achètent, "pour quatre sous", une vieille ferme en
Ardèche, sur la route du Tanargue, entre Largentière et Valgorge, au lieu-dit
Gourgounel, dans la vallée de la Beaume. "J'avais cherché un lieu désert
[…] où concentrer […] ma vie et ma pensée. […] je voulais faire un travail sur
moi-même." De cette expérience de vie méditative dans l'isolement sortira
un livre, publié à Londres en 1966, "Lettres de Gourgounel". Dans un
chapitre intitulé "La maison du soleil", on lit ceci:
Je me souviens
du lac de Pannecière, aperçu lors du voyage qui m'amena ici. Il était bleu, si
bleu, avec ces mamelons verts des collines qui l'entouraient…
[…]. Dans les
champs, on pouvait voir des troupeaux de bétail blanc. A Château-Chinon, je fis
le tour de la couronne du monde, puis je pénétrai dans un bois de hêtres -
gris-vert, brun et or! - pour manger le pain acheté chez le boulanger de
Tannay.
Le Morvan est
donc, dans sa mémoire, associé à des souvenirs lumineux et paisibles. Mais dans
cette mémoire flottent d'autres souvenirs de sa vie d'étudiant à Glasgow et le
décor change : chambre obscure, réchaud à gaz, souris, longues soirées de
brouillard, "le gros champignon qui peu à peu recouvrait la ville" et
enfin arrive cet appel : "Venez, souvenirs, que je vous brûle !",
clin d'œil sans doute à la phrase de Blaise Cendrars : "Comment veux-tu te
renouveler si tu n'es pas d'abord réduit en cendres?". Ma conférence
comportera deux parties : "Itinéraire d'un nomade intellectuel"
décrira la trajectoire d'une vie, "que faire ?" se concentrera sur
l'œuvre de l'écrivain.
Itinéraire d'un
nomade intellectuel
Etudiant à
Glasgow
Dans un livre
publié en 1998, "Les Finisterres de l'esprit", White écrit que si
l'on veut comprendre quelque chose aux "motivations profondes" d'un
homme, il faut étudier l'environnement intellectuel et culturel de son
adolescence. C'est à cet exercice que je vais me livrer.
White a parlé à
plusieurs reprises de la beauté étrange et de la vitalité de sa ville natale,
la décrivant comme "un vieux marécage nauséabond dans lequel, à tout
moment, pouvait s'épanouir le lotus." Mais à d'autres moments, notamment
lorsqu'il se réfère à la ville de sa jeunesse estudiantine, il n'hésite pas à
la décrire comme un enfer :
[…] cette
Marseille du Nord, cette Chicago celte, ancien haut-lieu de la révolution
industrielle, à l'époque encore cité infernale avec ses cheminées qui
vomissaient flammes et fumées.
Dans cette
ville "à l'atmosphère saturnienne", (l'un des chapitres de "La
carte de Guido" s'intitule "Tropique de Saturne"), le jeune
étudiant lisait l'oeuvre d'Arthur Rimbaud "dans un état extrême
d'excitation cérébrale et d'exaltation morale"; il dit même que certaines
pages de Rimbaud, "c'était Glasgow tout craché", par exemple ce
passage des "Illuminations":
Du désert de
bitume […] avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel
qui se recourbe, se recule et descend formé de la plus sinistre fumée noire…
Le jeune
étudiant halluciné des années 50 vagabondait beaucoup dans cette ville, en un
"circuit infernal" qui passait par la nécropole, la gare centrale,
les quais du fleuve, le pont suspendu, la bibliothèque municipale, le musée des
Beaux-Arts, pour aboutir à un café qui s'appelait "la Tour blanche".
L'une des
stations de ce circuit, c'était la nécropole située sur une colline : pour
l'étudiant exalté de l'époque, c'était un excellent point de vue sur la mégapole
industrielle, d'où il pouvait déjà avoir un aperçu des traits fondamentaux
d'une civilisation techno-industrielle. En effet, que voyait-il depuis la
colline ? D'abord des cheminées avec "des volutes de fumée"; c'était
le monde de la production massive, de la croissance (Nietzsche avait repéré
trois qualités chez les hommes de ce monde-là: imbus d'eux-mêmes, massivement
productifs, spirituellement bornés). Puis entre les fumées, il distinguait les
clochers gothiques des églises ; c'était le monde de la croyance. Puis il
pouvait apercevoir "le dédale gris des rues"; c'était le monde de
l'habitat dans une "ville industrielle", où le sens du mot
"habiter" se réduit à "caser un certain nombre de gens" sur
une surface réduite, où en définitive, comme l'écrit Gaston Bachelard, "il
n'y a pas de maison" mais "des trous conventionnels". Enfin, il
pouvait encore apercevoir "de gros nuages sortis des dépressions de
l'Atlantique" et "des vols […] d'étourneaux", c'est-à-dire ce qui
restait du milieu naturel où cette ville avait proliféré.
De cette
lecture exaltée de Rimbaud, dans l'atmosphère surchauffée d'une ville
industrielle, Kenneth White retiendra, entre autres, une idée fondamentale : le
problème de l'humanité, c'est que les hommes se reproduisent, même massivement
depuis 1800, mais que la plupart d'entre eux ne se travaillent pas assez, se
contentant de leur "subjectivité fadasse". Pour Rimbaud, "se
travailler" veut dire cultiver son âme comme on cultive un champ.
Un autre auteur
allait marquer durablement White à cette époque, c'est Oswald Spengler et son
livre publié à Munich en 1922, "Le Déclin de l'Occident" ;
c'était un essai de morphologie historique, une sorte de vue d'oiseau de
l'histoire universelle, montrant selon quelle logique organique les
civilisations naissent, se développent et disparaissent; mais ce qui séduisit
surtout White dans cet ouvrage, c'est que Spengler montrait que la civilisation
occidentale, euro-américaine, était entrée dans sa phase terminale et qu'il
assignait comme objectif à son livre de "détruire les espoirs naïfs,
d'anéantir les illusions" et d'inciter les lecteurs à se soumettre à
l'inexorable destin. White écrit: "A l'époque où je lisais Spengler à
Glasgow, j'errais moi-même dans ce désert, me demandant ce qu'il y avait
fondamentalement à faire."
White dit qu'à
l'âge de 13 ans, il avait lu que "pour être un parfait Européen, il
fallait avoir un cœur français et une tête allemande", c'est pourquoi il
s'était mis à apprendre le français et l'allemand et avait poursuivi ses études
d'allemand et de philosophie à Munich en 56/57, où il vécut pendant quelque
temps dans une baraque en bois à l'extrémité de
l'Englischer Garten, au bord de l'Isar qui "coulait juste devant ma
fenêtre". C'est à Munich qu'il lira les œuvres de deux philosophes
allemands, Nietzsche et Martin Heidegger. Voilà pour la tête allemande. Quant
au cœur français, ce sera la vie à Paris, à Pau et à Trébeurden avec sa femme
Marie-Claude.
De l'Ecosse à
la France
Mais quelles
furent les relations de ce "parfait Européen" avec son pays natal,
l'Ecosse et son pays d'adoption, la France ?
Dans un livre
d'entretien, "le Lieu et la Parole" (1997), à une question posée par
son interlocuteur : "Vous sentez-vous toujours Ecossais ?" White
donne une réponse significative : "Bien sûr. La côte Ouest de l'Ecosse,
toute en fjords et en promontoires, en îles et en archipels, […] est gravée
dans mon esprit et je continue à l'explorer." Pour lui donc, l'Ecosse, c'est
d'abord un paysage, celui de la côte Ouest, du détroit de Galloway au cap
Wrath. S'il est né à Glasgow et y a fait ses études universitaires, il a passé
son enfance et son adolescence dans le village de Fairlie, dans l'Ayrshire
"séparé du reste du pays par des masses de terre élevées, face à
l'Atlantique et à l'île d'Arran (à ne pas confondre avec l'Aran irlandaise);
son père, en effet, avait décidé que "s'il avait des enfants, ils ne
grandiraient pas en enfer".
Il cite à ce
propos une phrase de Bertolt Brecht : "Moi, Bertolt Brecht, je viens des
forêts noires, et la froideur des bois sera en moi jusqu'à ma mort", et
White ajoute: "Les forêts noires se situaient pour moi sur les hauteurs de
mon village écossais." Il précise que pour lui, il ne s'agit pas seulement
de "lire le paysage", mais de s'en faire "une image
mentale", de se "l'incorporer" et de l'exprimer dans ses poèmes.
Mais l'Ecosse
n'est pas qu'une géographie, c'est aussi une histoire. Comment White
s'inscrit-il dans cette histoire ? Et d'abord, qu'est-ce que "la
patrie" pour lui ? Dans un livre publié en 2015, "Au large de
l'histoire" White a consacré quelques pages au poète Rilke, Allemand
originaire de la Bohême (comme Kafka) et il cite une lettre de Rilke de 1903 où
il parle de ses séjours en Russie : "C'est en Russie seulement […] que
j'ai senti ce qu'est une patrie. J'étais là-bas en quelque sorte , chez moi,
peut-être parce que le temps […] y est si peu visible."
La patrie de
Rilke, c'est d'abord un lieu dense où mener une vie accomplie dans
un espace respirable. Ainsi, pour Rilke, les plaines de Russie, les
falaises de Duino, sur la côte nord de l'Adriatique, le château de Muzot dans
le Valais seront des patries, c'est-à-dire des lieux où il pouvait mener une
vie intense.
Dans son livre
"Ecosse, le pays derrière les noms" (2010), White précise sa relation
à son pays natal : il s'est expatrié "pour des raisons historiques,
culturelles et intellectuelles", il se définit comme "peut-être même
profondément apatride" et comme Rilke attiré "par un paysage de l'esprit"
avant tout, mais il ajoute : "[…] je n'en oublie pas pour autant mon pays
natal". Quand il écrit "peut-être profondément apatride", le mot
"peut-être" me semble le plus important de l'expression, car dans le
dernier chapitre de "La carte de Guido", il raconte une incursion en
Ecosse après un long périple dans les Balkans, et quand il monte dans le train
à Preston, direction Aberdeen, il dit : "Je monte à bord, avec un petit
frémissement de quelque chose qui, finement analysé, pourrait être diagnostiqué
comme un soupçon de patriotisme."
Il raconte
qu'il est allé un jour faire une conférence à Edimbourg sur la culture et
l'identité écossaise ; à la fin, une dame s'est approchée : "[…] je
l'aime, mon identité écossaise". Il a répondu: je l'aime aussi, mais ce
n'est certainement pas la même. Essayons d'y voir un peu plus clair.
Les Celtes sont
peut-être originaires des steppes eurasiatiques. White voit même une parenté
possible entre les mots "Scythe" (peuple nomade au nord de la Grèce)
et "Scot". Venant d'Asie, ces Celtes se sont répandus en Europe entre
1200 et 700 av. JC, y compris sur l'île de Bretagne. Mais c'est seulement au 5e siècle
après JC que les Celtes scotiques (ou gaéliques), venant d'Irlande, ont
débarqué à l'ouest de l'Ecosse.
L'image
classique que l'on a eue pendant longtemps des Celtes - celle de
guerriers barbares, de bretteurs sauvages - nous vient à la fois des Grecs (le
géographe Strabon les décrit comme des gens frustes et coléreux) et des Romains
(César, dans le "de bello gallico" les dépeint comme des guerriers
redoutables). C'est oublier l'existence d'une littérature celtique où la part
faite aux exploits guerriers n'est pas plus importante que chez Homère ou
Virgile. White voit trois qualités principales dans cette littérature : un sens
profond de la nature (absent du monde gréco-romain comme du
judéo-christianisme), un humour exubérant et une poétique vigoureuse. Il
ajoute: "Ce sont des éléments dont une future culture européenne aura
besoin".
Par rapport à
ce monde celtique, la position de White est la suivante : "[…] je suis
manifestement celte et je n'ai jamais nié ces origines, au contraire je les ai
bien étudiées (en tibétain cela s'appelle avaler sa naissance)" mais il
ajoute aussitôt qu'il fait une distinction entre "la petite
celtitude" (théories du terroir, nationalisme borné, culte de l'identité)
de la grande celtitude (ouverture au monde, exil, sens de la nature). Cette
grande celtitude, on ne la trouve pas, dit-il, chez "tel poète gaélique ou
bretonnant", mais dans les grandes œuvres comme "Voyage au bout de la
nuit", de Céline, "La Prose de Transsibérien", de Cendrars (dont
la mère était Ecossaise).
Sur cette
question de la celtitude, les écrivains écossais (comme les écrivains
irlandais) sont divisés. Par exemple un autre poète écossais, bien connu en
Ecosse mais pas tellement à l'extérieur du pays, Hugh MacDiarmid (nom de plume)
a une position tout à fait différente. Il faut savoir qu'à côté du gaélique
(langue celtique) subsiste en Ecosse une langue d'origine germanique qu'on
appelle le lallans. MacDiarmid estimait que la littérature écossaise devait
s'écrire en lallans "en attendant de s'écrire en gaélique". C'était
une exigence du Mouvement de la Renaissance écossaise dont MacDiarmid faisait
partie. Même si White ne partageait pas l'idéologie nationaliste et celtisante
de MacDiarmid, il trouvait sa poésie "mentalement excitante" et il
avait maintenu des liens avec lui. En 1976, il était allé lui rendre visite
dans le Lanarkshire (sud-est de Glasgow) où MacDiarmid âgé de 84 ans vivait
avec sa femme dans un petit cottage bourré de livres et de manuscrits ; sur le
paillasson de l'entrée était brodé un très beau poème qui disait ceci:
La rose du
monde entier n'est pas pour moi, je ne veux pour ma part que la petite rose
blanche d'Ecosse, au parfum doux et vif et qui brise le cœur.
Kenneth White
avait, dans sa jeunesse, étudié un peu la grammaire gaélique de MacLaren, mais
il avait rapidement compris qu'il y avait des choses plus intéressantes et plus
urgentes à faire sur la planète que d'apprendre le gaélique ou d'écrire des
poèmes en gaélique ou en lallans. Il dit : "Je trouvais cela inepte, et je
n'ai pas changé d'avis".
Si donc White
ne militera pas dans un mouvement de la Renaissance écossaise, il tient
néanmoins à s'inscrire dans "la grande tradition écossaise" : il
écrit dans "le lieu et la parole": "[…] les Ecossais ont
toujours eu l'esprit très européen (beaucoup plus que les Anglais) […] ont
toujours circulé partout sur le continent […]. J'ai continué cette
tradition". Dans la longue tradition des intellectuels écossais
europhiles, on peut citer George Buchanan (1506-1582), poète, humaniste (l'humanisme
est le nouveau savoir du 16e siècle), qui sera le maître de
latin de Montaigne au collège de Guyenne, à Bordeaux, qui sera aussi le
précepteur de Marie Stuart et de son fils Jacques VI et qui est enterré au
cimetière des "Frères gris" à Edimbourg (non loin de l'hôtel où nous
avons logé). On peut citer aussi David Hume (1711-1776), près de la statue
duquel nous avons passé plusieurs fois à Edim- bourg, dont l'œuvre fut décisive
pour l'Europe des Lumières: Kant dit qu'il fut "réveillé de son sommeil
dogmatique" à la lecture de l'œuvre de Hume qui s'illustra encore dans une
autre circonstance: il accueillit dans son manoir Jean-Jacques Rousseau, qui
avait été chassé de France par un mandement de l'archevêque de Paris, qui avait
trouvé les portes de sa ville natale Genève fermées, qui avait ensuite été
chassé de Môtiers après les prêches enflammés du pasteur, pour être
finalement expulsé de l'île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, par les
autorités bernoises. C'est alors que Hume l'avait invité dans son manoir.
White écrit que
toute tentative d'ouvrir un nouvel espace de vie et de pensée ne peut se faire
"que sous le signe de l'exil". Mais il n'y a pas chez lui de pathos
de l'exil, de conscience malheureuse : il précise que partout où il a résidé en
France, à Paris, en Ardèche, dans les Pyrénées, en Bretagne, il s'est toujours
senti chez lui. Mais pourquoi avoir choisi la France? Ecoutons-le:
[…] je me suis
toujours considéré comme un euro-écossais, […] attiré, comme beaucoup de mes
compatriotes dans le passé, par la France,
[…] à cause
d'affinités intellectuelles avec des écrivains comme […] Montaigne […],
Rimbaud, Breton, Char […]".
Il a d'ailleurs
écrit certains livres ou certaines parties de livre directement en français et
c'est en France qu'il a publié son premier livre, "En toute candeur",
au Mercure de France, en 1964.
Mais il donne
une deuxième raison à son installation en France : il estimait que le contexte
intellectuel et culturel britannique "se détériorait" et que le
fast-food littéraire arrivait en masse des USA : "C'est alors que j'ai
décidé de partir en France, dont le contexte semblait plus propice".
(C'était à la fin des années 60). Mais il précise qu'il n'a pas cherché en
France un asile (ce n'est pas un réfugié), ni une intégration dans la scène
culturelle française (il ne vise pas l'Académie). Ce qu'il a cherché en France,
c'est un contexte favorable au travail de la pensée et à l'élaboration d'une
œuvre, c'est un isolement.
Dans un
chapitre d'"une stratégie paradoxale" (1998) intitulé "Pour un
élargissement de la pensée", White exprime sans détour ce qu'il attend de
la France :
Dans mon esprit
le nom de la France a toujours été lié au moment de la renaissance
carolingienne (à laquelle participa Duns Scot), au moment de la renaissance
européenne (à laquelle participa Buchanan), au moment des Lumières (auxquelles
participa Hume). J'aimerais penser que ce point du monde où j'ai choisi de
m'installer soit capable d'un tel élargissement aujourd'hui.
Habiter
poétiquement
J'en arrive
maintenant à une des questions centrales dans la vie de Kenneth White. Nous
avions vu qu'au terme de ses études, White se posait la question de savoir que
faire de fondamental dans une civilisation techno-industrielle. Plus tard,
cette question fut formulée de manière plus précise : dans un monde entièrement
connecté - la grande utopie postmoderne - "une situation d'extériorité, où
maintenir une vision lucide des choses, où élaborer une pensée et une existence
autres, est-elle encore possible ?" Cette question à son tour en
présupposait une autre, plus concrète : où habiter sur la Terre, et comment y
habiter ?
J'avais dit
dans une partie antérieure de ma conférence que Gaston Bachelard estimait que
"l'essence du verbe habiter" n'avait jamais été posée. Ce n'est pas
tout à fait vrai. Certains poètes et dans leur sillage certains philosophes
l'ont posée, ainsi le poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843) dans un
poème tardif qui contient ce vers
Voll Verdienst,
dichterisch wohnt der Mensch
{Plein de
mérite, (cependant) en poète l'homme habite sur cette terre}
Le 6 octobre
1951, le philosophe Martin Heidegger prononça une conférence dont le titre
était une citation tronquée de ce vers : "… dichterisch wohnt der
Mensch" (l'homme habite en poète). Il y pose une question fondamentale
qui, dans son essence, rejoint les préoccupations de White :
Un renversement
de cette façon non-poétique d'habiter nous atteindra-t-elle et quand? Nous ne
pouvons l'espérer que si nous ne perdons pas de vue ce qui est poétique.
Si Heidegger
enseignait à l'université de Fribourg-en-Brisgau, il avait un chalet au sud de
la Forêt noire, dans la vallée du Todtnau dominée par le Feldberg. C'est là
qu'il se retirait pour méditer sur les poèmes de Hölderlin et pour élaborer son
œuvre. Dans le langage de K. White, c'est là qu'il disposait d'une
"situation d'extériorité où élaborer une pensée et une existence
autres".
Mais sur le
continent américain, un autre écrivain, Henry David Thoreau (1817-1862), de
père français et de mère écossaise, né à Concord avait posé de façon plus
radicale encore le problème de l'habitation poétique. Thoreau avait vécu à
l'époque de "l'essor de la civilisation américaine" (la ruée vers
l'or, le machinisme, le télégraphe, le chemin de fer transcontinental,
l'idéologie de l'enrichissement rapide) et par rapport à tout cela, il était
tout à fait à contre-courant. Ce qu'il cherchait, c'était "à fonder sur
des bases nouvelles la vie humaine": comment gagner sa vie sans la perdre,
comment rendre son gagne-pain poétique ? Voilà les questions qu'il se posait et
il veut y répondre de façon pratique : il se fait construire une cabane au bord
de l'étang de Walden et s'y retire pendant plus de deux ans, démontrant qu'un
homme "peut résoudre son problème économique tout en gardant sa pleine
indépendance." Dépensant exactement 27 cents par semaine, il sait que
la richesse véritable se mesure au nombre de choses dont on peut se passer. De
cette expérience, Thoreau publiera un livre, "Walden", qui commence
par un petit traité d'économie poétique, en ces termes :
Quand j'écrivis
les pages suivantes […], je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout
voisinage, en une maison que j'avais bâtie moi-même, au bord de l'étang de
Walden […] et ne devais ma vie qu'au travail de mes mains. J'habitais là deux
ans et deux mois.
Pour White, le
chalet de Heidegger en Forêt noire ou la cabane de Thoreau à Walden étaient
deux expériences d'"extériorité" qu'il fallait prolonger. La vie dans
le Sud-Ouest, à Pau, face aux Pyrénées était agréable, mais c'était un
appartement dans un grand immeuble et lui-même et sa femme avaient besoin d'une
maison bien ancrée sur la terre. C'est ainsi qu'en 1983, ils vont s'installer
dans une ancienne ferme, à Trébeurden.
Je me sentais
un peu comme un Chinois quittant la volupté de la Chine du Sud et ses suaves
effluves de magnolias pour les terres sauvages et ventées de Mongolie.
En Bretagne, il
va commencer par se situer et par étudier le sol sous ses pieds, comme il
l'avait fait en Ecosse (pour bien s'orienter, il faut d'abord déterminer sa
position sur la terre): il est "sur le promontoire extrême du
continent européen", qui est lui-même "un promontoire de
l'Asie", il habite donc sur le promontoire d'un promontoire.
Géologiquement, ce promontoire est un "complexe centré", c'est-à-dire
un magma granitique qui s'est cristallisé et qui a subi des effondrements. De
plus, dans la région (nord-ouest de l'Europe), le ciel est animé par des
tourbillons et enroulements de nuages, car des courants chauds montant du Sud
rencontrent des courants froids descendant du Nord. Enfin, la mer forme dans
ces zones "un front pélagique" où se mêlent les eaux de différentes
origines dans lesquelles abondent poissons et planctons. Le climat y est assez
rude et plus d'un habitant hyper civilisé des mégapoles modernes trouvera
bizarre qu'on puisse vivre "dans un coin aussi perdu". A ceux-ci, K.
White rétorque :
[…] Vous avez
perdu contact avec toute une dimension de l'existence. […] C'est avec
jubilation que j'écoute, en mars, les giboulées de grêle venues de l'Ouest
danser leur danse subarctique. J'aime voir les traînées blanches de grésil
glisser le long des vitres. Mais je me délecte surtout à écouter le vent,
compagnon de tous les instants, qui chuinte et qui hurle.
Dans cette
maison de granit gris, près de Lannion et du bourg de Trébeurden, tout près de
l'embouchure du Léguer, battue par les vents et souvent arrosée par la pluie,
"je peux travailler à ma guise", écrit White : "Qui d'entre nous
n'a pas rêvé d'une sorte de paradis de l'intelligence, où vivre en paix et en profondeur,
à l'écart […] des conflits, des polémiques, ainsi que de la pensée
aplatie". C'était la conclusion à laquelle était arrivé Candide, dans le
conte de Voltaire, après sa traversée de l'histoire humaine : "Je sais
aussi […] qu'il faut cultiver notre jardin".
Kenneth White
et Marie-Claude White ont donné à leur maison le nom de Gwenved, vieux mot
breton signifiant "pays blanc".
Il arrive
qu'une brume épaisse enveloppe la maison de granit, dans ces moments-là, White
dit avoir l'impression de vivre dans un ancien monastère, en train de copier
des manuscrits dans un scriptorium.
Mais il y a un
troisième être vivant à Gwenved, c'est le chat Catou. Cela fera peut-être
sourire, mais j'aimerais rappeler ce que dit Milan Kundera dans la dernière
partie de "l'insoutenable légèreté de l'être"
Le véritable
test moral de l'humanité […] ce sont les relations avec ceux qui sont à sa
merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale
de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent.
White écrit que
parfois, quand il quitte Gwenved pour un voyage, il ressent un certain
désespoir de n'avoir pas vécu à la hauteur de Catou, même un certain dégoût
face à la superficialité de la vie humaine. On pense bien sûr à ce que disait
Gille Deleuze à la fin de sa vie, qu'"il avait honte d'être un
homme". White ajoute qu'il a le sentiment de rôder autour du monde par la
pensée et l'écriture, comme son chat Catou rôde autour de son territoire.
Un jour,
quelqu'un lui a demandé s'il pensait rester à Trébeurden. Il a répondu : "
[…] notre civilisation est telle qu'on ne peut jamais savoir quelle nouvelle
agression ou nuisance est susceptible de survenir."
Que faire ?
Homo sapiens,
qui es-tu?
Ca fait environ
60 ans que White réfléchit au problème des relations entre homo sapiens et la
planète Terre. Dans son dernier recueil de poèmes, "Mémorial de la terre
océane", il écrit dans la préface (c'est le dernier état de sa pensée) que
"le sentiment est largement répandu […] que la Terre vit ses derniers
jours, que l'humanité […] s'embarquera bientôt pour une autre planète." Il
faut ici nous arrêter et abandonner White pour quelques minutes afin de
rappeler deux points fondamentaux. D'abord en tant qu'espèce, qui sommes-nous ?
Je rappellerai
simplement deux dates importantes : homo sapiens apparaît sur la planète il y a
environ 315 000 ans au Maroc, et la rupture décisive dans l'histoire d'homo
sapiens, le passage du paléolithique au néolithique commence il y a
environ 10 000 ans, en Mésopotamie.
Ensuite,
pourquoi notre espèce est-elle appelée "homo sapiens" ?
C'est un
biologiste suédois, Carl von Linné (1707-1778), auteur de la classification
hiérarchisée et binominale des plantes et des animaux, qui l'a nommée ainsi en
1758, sapiens, car notre cerveau est 4 fois plus gros que celui d'un chimpanzé
pour un même poids sec de 40 kgs (sans masse grasse), comme le rappelle le
neurobiologiste Alain Prochiantz dans un livre récent.
D'autres
espèces "Homo", d'autres hominiens ont existé soit antérieurement,
soit parallèlement à homo sapiens : mais homo sapiens est la seule espèce à
avoir survécu jusqu'à aujourd'hui.
Le penseur qui
a observé avec le plus de précision l'âme d'homo sapiens, c'est Sigmund Freud
dans un ouvrage de 1930, "Malaise dans la civilisation". Freud montre
qu'il y a dans l'homme deux types de pulsion, la pulsion de vie (se
reproduire), la pulsion de mort (tuer, se tuer), Eros / Thanatos. Freud pose
avec lucidité le problème fondamental d'homo sapiens : "La question du
sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi: le progrès de la
civilisation saura-t-il […] dominer les perturbations apportées […] par les
pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ?" A la fin de sa vie,
Freud, qui avait dû quitter Vienne comme un voleur à l'âge de 82 ans, après
l'Anschluss, n'était pas loin de penser que cette pulsion de mort, très (trop?)
puissante, laissait peu de chance de survie à homo sapiens.
Leroi-Gourhan
a, lui, beaucoup médité sur ce moment décisif dans l'histoire d'homo sapiens,
la passage du paléolithique au néolithique : Vers 10 000 avant J-C, à partir du
sud de la Mésopotamie, homo sapiens devient sédentaire, domestique le monde
environnant (animaux, plante et lui-même), établit un foyer familial, construit
des villages, bientôt des Cités-Etats. Pour Leroi-Gourhan, "[…] la
sédentarisation transforme non seulement le dispositif social, mais l'image
même du monde".
En effet,
passer du nomadisme au sédentarisme, c'est passer de la dispersion d'un petit
nombre d'hommes dans la nature à la concentration d'un plus grand nombre autour
des pierres bâties. De plus le rapport à la terre n'est plus le même : chez les
nomades, il est de l'ordre du parcours, de l'itinéraire, chez les sédentaires,
de l'ordre de l'exploitation. Chez les nomades enfin, le mouvement étant la
valeur principale, il ne faut pas avoir trop de biens matériels ni trop de
monde à transporter, "Je n'ai rien" signifiera "je suis libre";
dans un système d'agriculture, engendrer une famille nombreuse, c'est aussi
disposer d'une main d'œuvre utile. D'un côté, une vie au plus bas niveau pour
favoriser le mouvement, de l'autre l'augmentation des besoins et par conséquent
de la production (aujourd'hui, c'est l'alliance diabolique de la publicité et
de la productivité).
Or pendant
longtemps, la doxa des historiens était la suivante : l'homme préhistorique,
jusqu'à la fin du paléolithique fut un prédateur (chasseur-cueilleur), au
néolithique avec l'apparition de l'agriculture et du sédentarisme, il devient
producteur : c'est le progrès. André Leroi - Gourhan, qui a passé sa vie à
étudier cet homme préhistorique, pour savoir d'où nous venons et où nous
allons, écrit : s'il est vrai que pendant des millions d'années,
homo sapiens a été un prédateur, cette prédation restait limitée aux nécessités
de survie de l'espèce et ne condamnait pas les autres espèces vivantes "à
une élimination radicale". Mais dès le néolithique, homo sapiens va
développer "un dispositif prodigieusement efficace", passant "de
la prédation à l'exhaustion". Il donne d'ailleurs pour titre à l'un de ses
articles "L'être de prédation et de démesure", une manière de dire
qu'homo sapiens est peut-être une espèce irrémédiablement invasive. C'est ici
que les conclusions de Leroi-Gourhan rejoignent celles de Freud, quand il écrit
dans "Le geste et la parole" qu'il y a contradiction "entre une
civilisation aux pouvoirs presque illimités et un civilisateur dont
l'agressivité est restée la même qu'au temps où tuer le renne avait le sens de
survivre."
Si le
vocabulaire de K. White n'est pas freudien, s'il ne cite que très rarement
Leroi-Gourhan, sa vision d'homo sapiens n'est pas fondamentalement différente
de la leur : il reconnaît que l'espèce peut se révéler géniale dans certaines
circonstances, que ses possibilités sont immenses, mais elle est dangereusement
déséquilibrée.
Dans un récit
de voyage en Alaska, Les vents de Vancouver, il rappelle que nous sommes
près de 8 milliards et une espèce "épouvantablement vorace", avec une
croissance annuelle vertigineuse : si l'on fait simplement un petit calcul pour
l'avenir, on obtient pour résultat "un film d'horreur", mais homo
sapiens préfère continuer à se raconter des histoires.
Alors que faire
de fondamental, à partir d'une telle base ? White se demande dans
"Une stratégie paradoxale", si son œuvre n'est pas finalement
qu'"un baroud d'honneur": "Il y a des moments où le spectacle du
monde est si navrant qu'on a envie de se taire[…]" persuadé "que tout
ce que l'on peut faire, c'est d'essayer de vivre sa propre vie le plus
décemment possible."
Mais K. White
estime qu'"un esprit vif" ne peut se contenter d'une attitude
d'indifférence, de distance ou de mépris. Il écrit, dans "Au large de
l'histoire" : "[…] tout en ayant strictement rien de commun avec les
évangélistes […], les prophètes télévisuels, […] les chantres de l'espérance,
[…] les illuminés de la Silicon Valley, je me dis qu'il y a peut-être autre
chose à tenter […]". C'est une phrase d'Albert Camus qui lui revient alors
en mémoire : "Il est vain de pleurer sur l'esprit, il suffit de travailler
pour lui".
La culture, de
la culture, une culture
Voyons
maintenant en quoi consiste ce travail pour l'esprit. Kenneth White définit
ainsi la culture: c'est "la manière dont l'être humain se conçoit, se
travaille et se dirige".
"Se
concevoir" : homo sapiens se conçoit encore aujourd'hui comme "maître
et possesseur de la nature", selon le paradigme défini par Descartes et
Newton, et conçoit cette nature comme "une ressource apprivoisable et
maîtrisable" (Anna Tsing) : la Terre est son objet, une richesse à
exploiter, voire une poubelle où enfouir des déchets; animaux et plantes sont
au service de l'espèce reine qui a reçu mission de croître et de se multiplier.
Or, rappelle Anna Tsing, homo sapiens ne survivra pas s'il foule aux pieds tous
les autres vivants.
"Se
travailler" : on retrouve l'injonction rimbaldienne ;
aujourd'hui, homo sapiens se travaille peu ou mal, ce qui laisse la voie libre
à la pulsion de mort.
"Se
diriger" : il faut un horizon vers lequel s'orienter. Beaucoup, dans nos
sociétés, ont perdu le nord et flottent, désorientés, prêts à croire n'importe
qui et n'importe quoi. Dans l'esprit de White, la géopoétique est cet horizon.
Ce qui est
aujourd'hui à peu près certain, c'est que si homo sapiens continue à se
comporter en seigneur de la Terre et possesseur de la nature, il va se
retrouver, comme le dit Heidegger, "victime de sa propre
insurrection", autrement dit pris au piège des conditions mêmes qu'il aura
mises en place.
La question
revient donc : que faire de fondamental ? Un autre Ecossais expatrié, John
Muir, né à Dunbar en 1838, mort aux USA en 1914, grand explorateur de la vallée
de Yosémite, écrit dans ses carnets : il est temps de faire descendre l'homme
de son piédestal. C'est ce que dit Lévi-Strauss dans "L'homme nu",
avec un vocabulaire différent : il faut éduquer "cet insupportable enfant
gâté qui a trop longtemps occupé la scène […] en réclamant une attention
exclusive."
La géopoétique
Pour se
diriger, il faut un horizon : K. White propose comme horizon la géopoétique.
Dans un petit livre intitulé "Dialogue avec Deleuze" (2007), White
raconte qu'il a vu sur le rivage de Mégare un promontoire où se trouve une
statue d'Athéna Aithuia; Aithuia, c'est un oiseau de mer, vraisemblablement le
cormoran. Nous savons depuis Hegel que l'oiseau de Minerve - oiseau de la
philosophie - prend son envol la nuit; pour White, "l'oiseau d'Athéna
Aithuia vole de jour, dans un vaste triangle […] fait de terre, de mer et de
vent. C'est l'oiseau de la géopoétique". C'est le vol de cet oiseau que
nous allons suivre pour terminer.
Pour White,
l'alternative qui se présente à l'humanité d'aujourd'hui, n'est plus
l'alternative entre l'Ancien Monde et le Nouveau Monde (le nouveau s'étant
révélé pire que l'ancien), mais entre le Monde et l'Immonde. Le grand problème
aujourd'hui, c'est "comment l'homme va-t-il pouvoir continuer à habiter
sur la Terre". Or, un "monde" naît "du rapport entre l'esprit
humain et la terre". Si ce rapport est intelligent et sensible, on a un
espace-temps vivable, voire agréable (ce qu'il appelle "un monde");
si ce rapport est brutal, stupide, insensible, on aboutit à
l'"immonde" : "Cet immonde s'étale partout aujourd'hui sur la
planète".
White dit que
ce terme de "géopoétique" a surgi pour la première fois dans sa tête
à la fin des années 70, tandis qu'il longeait les rives du Saint-Laurent, en
route vers le Labrador. Il y voyait "un nouvel espace général qui pouvait
s'ouvrir pour notre culture", un horizon vers lequel s'orienter. A
l'époque, il se référait à un livre du poète romantique allemand Novalis,
"Die Christenheit oder Europa" (1799), parce que ce livre allait
"droit à l'essentiel : la nécessité de trouver un fondement". Pour
Novalis, ce fondement unificateur était le christianisme. On sait que la
Révolution française en avait cherché un autre, la déesse Raison. C'est
exactement ce à quoi travaille White : trouver un fondement général sur lequel
on puisse bâtir un "monde".
Ce fondement général,
aujourd'hui, c'est la planète Terre, "sur laquelle nous essayons de
vivre", à laquelle nous sommes "biologiquement adaptés" et où
nous pouvons le mieux développer notre être. Voilà pour le "géo" de
"géopoétique". Quant à "poétique", il se situe sur le
versant de l'esprit, du "Nous poietikos" d'Aristote, donc du côté de
l'expression de ce rapport à la Terre, du côté du langage(ou du chant) qui va
exprimer ce rapport. Donc "géopoétique" veut dire :
explorer les voies d'un rapport intelligent et sensible entre un topos (un
lieu) et un logos (parole).
Au début du 14e siècle,
Dante avait publié "La Divine Comédie", voyage dans l'univers ordonné
par le christianisme médiéval - l'enfer, le purgatoire, le paradis. Au 19e siècle,
Balzac publia "La Comédie humaine", voyage dans la société parisienne
et provinciale. Selon le poète américain Wallace Stevens, il nous reste à
écrire la comédie de la Terre.
Une œuvre à
trois voies
Dans son
ermitage-monastère, K. White travaille à cette comédie de la Terre qui a la forme
d'un triptyque : à gauche les essais (c'est le cercle de la pensée), au centre
les livres de voyage (le cercle de l'expérience vécue), à droite la poésie (le
cercle de l'esthétique). Il dit lui-même que cette triple activité donne une
image générale de ce qu'est une existence pensante, vivante, esthétique. Dans
"Le lieu et la parole", il précise que le triptyque peut se
métamorphoser en une flèche : les poèmes forment la pointe, les livres de
voyage la tige, les essais les pennes (pour maintenir la direction). En ce qui
concerne les livres dits de voyage, White les a appelés parfois des
"Waybooks" (livres de la voie ou du chemin), insistant sur l'aspect
initiatique de ses voyages; autrement dit, il ne voyage pas pour visiter ou pour
se délasser, mais pour passer de la confusion à la clarté. Il cite souvent
cette phrase de Nietzsche : "Il faut porter en soi un chaos pour donner
naissance à une étoile qui danse."
Conclusion
Dans "Ecce
Homo", Nietzsche écrit : "Ce sont les mots les plus silencieux qui amènent
la tempête, les pensées qui arrivent à pas de colombe, mènent le monde".
Ce ne sont pas
les événements les plus bruyants, les plus violents ou les plus sanglants qui
font vraiment avancer l'espèce humaine, ce sont des individus isolés,
"horribles travailleurs", disait Rimbaud.
A propos de
l'un de ces hommes silencieux amenant la tempête, Rilke (dont j'ai parlé dans
la première partie de ma conférence), K. White écrit :
[…] il n'y a
jamais de par le monde plus d'une dizaine d'esprits travaillant […] à un tel
niveau […] et ouvrant de telles perspectives. Ils sont la plupart du temps
invisibles. Cela fait partie de leur style de vie, mais aussi de leur
stratégie.
Anna Tsing a
montré que dans les terrariums, une créature produisait l'oxygène
"nécessaire pour que les autres puissent respirer".
Tel est Kenneth
White : j'ai tenté dans cette conférence de le rendre un peu moins invisible.
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